Issu d’une lignée prestigieuse du Plateau Central, François Borgia Charlemagne Péralte naquit le 10 octobre 1885 (ou 1886) à Hinche. Son père, le général Remi Massena Péralte, député sous le gouvernement de Florvil Hyppolite, lui assura une éducation privilégiée. Après ses études primaires à Hinche, le jeune Charlemagne fréquenta l’école Saint-Louis de Gonzague à Port-au-Prince. La mort de son père l’obligea cependant à interrompre sa scolarité en classe de quatrième pour retourner gérer les affaires familiales : cultures, élevage et guildive.
De l’administrateur au chef rebelle
Sa carrière politique débuta précocement. Vice-consul en République dominicaine, magistrat à Hinche, puis juge de paix à Mirebalais en 1911, Péralte s’impliqua dans les turbulences politiques de l’époque. Aux côtés de son frère Saül, il participa au renversement du président Michel Oreste en 1914. Cette loyauté lui valut d’être nommé, à seulement 28 ans, commandant de l’arrondissement de Port-de-Paix par le général Oreste Zamor, nouveau chef de l’État. Révoqué sous Davilmar Théodore, il reprit les armes pour faciliter l’accession au pouvoir de Vilbrun Guillaume Sam, qui le nomma commandant de l’arrondissement de Léogâne.
L’instabilité politique culmina en juillet 1915 avec une série d’événements sanglants. Le massacre de 168 prisonniers politiques au Pénitencier national, dont le général Gaspard Péralte, un parent de Charlemagne, déclencha une vague de violence qui conduisit au lynchage du président Guillaume Sam. Ces troubles fournirent aux États-Unis le prétexte attendu pour débarquer leurs Marines le 28 juillet 1915, marquant le début d’une occupation qui allait durer 19 ans.
La résistance s’organise
Initialement, Péralte s’opposa pacifiquement à l’occupation, refusant de remettre les armes et le drapeau national sans ordre officiel des autorités haïtiennes. La répression américaine le radicalisa : dans la nuit du 11 octobre 1917, les Marines incendièrent sa maison, pillèrent celle de son frère Saül, et arrêtèrent les deux hommes. Saül fut fusillé, tandis que Charlemagne fut condamné à cinq ans de travaux forcés.
Pendant un an, l’ancien commandant subit l’humiliation de balayer les rues du Cap-Haïtien en tenue de prisonnier. Le 3 septembre 1918, avec l’aide du gendarme Lucsama Luc, il s’évada et rejoignit le Plateau Central. Là, il unifia les différents groupes de Cacos, paysans armés traditionnellement actifs dans le Nord, sous son commandement.
Une guerre de guérilla moderne
Péralte mit en place une organisation militaire efficace, divisant ses forces en petites brigades adoptant des tactiques de guérilla. Les estimations du nombre de ses partisans varient : lui-même revendiquait entre 30 000 et 40 000 hommes, tandis que les Américains parlaient de 2 000 « bandits ». Les historiens évaluent ses forces à environ 5 000 combattants permanents, augmentés de 15 000 membres occasionnels.
Les femmes jouèrent un rôle crucial dans le réseau de communication, transmettant les messages lors des marchés. Communication qui se faisait aussi par tambours et conques de lambi. Armés principalement de machettes, de piques et de quelques armes à feu, les Cacos menèrent une guerre économique, attaquant les postes de gendarmerie pour s’approvisionner en armes, munitions et argent.
Entre octobre 1918 et mars 1919, Péralte frappa plusieurs coups d’éclat, attaquant notamment Hinche à deux reprises, Maissade et Cerca la Source. Le 7 octobre 1919, il tenta même une attaque audacieuse sur Port-au-Prince, mais il échoua cependant à prendre la capitale.
Le coup fatal
Face à cette menace croissante, les Américains déployèrent des moyens considérables : mitrailleuses, avions de reconnaissance et de combat, laissez-passer obligatoires pour les déplacements, et camps de concentration où périrent 5 500 paysans en trois ans.
La fin vint par la trahison. Dans la nuit du 31 octobre 1919, le sergent Hermann Hanneken et le caporal William Button, guidés par Jean-Baptiste Conzé qui avait vendu son chef pour 2 000 dollars, s’infiltrèrent dans le camp rebelle, le visage noirci au charbon. Hanneken abattit Péralte de deux balles dans le dos à quinze mètres de distance.
Pour briser le moral de la résistance, les occupants exposèrent son corps au Cap-Haïtien et distribuèrent des milliers de photographies du cadavre à travers le pays. Hanneken fut promu sous-lieutenant pour cet assassinat et termina sa carrière comme général de brigade en 1948, avant de mourir en 1986.
La lutte continua brièvement sous Benoît Batraville, qui osa même attaquer Port-au-Prince le 15 janvier 1920. Mais lui aussi tomba victime d’une trahison et fut tué au combat le 20 mai 1920. Le mouvement des Cacos s’éteignit définitivement en 1921, laissant un bilan officiel de 2 250 morts côté rebelle, contre 32 du côté américain.
En 1934, après le départ des forces d’occupation, le gouvernement de Sténio Vincent organisa des funérailles nationales pour Charlemagne Péralte, dont le corps fut identifié par sa mère et inhumé avec les honneurs au cimetière du Cap-Haïtien. Son héritage demeure vivace : son portrait orne les pièces de 50 centimes depuis 1986, des lycées portent son nom à Belladère, Sainte-Suzanne, Saint-Michel et Hinche, et de nombreuses rues, places et même un parc à Montréal perpétuent la mémoire de ce héros de la résistance haïtienne.